Aborder l’île d’Ithaque peut s’avérer une expérience riche en surprises. L’arrivée ne peut se faire que par sa côte est, le versant ouest étant adossé à la grande île de Céphalonie et formant le canal d’Ithaque. Le profil de l’île est échancré de deux dépressions, formées par la vallée de Port Frikès et le golfe de Molo. Ces amers demeurent repérables à contre jour et permettent une arrivée dans la baie de Port Vathy en fin d’après midi, fin de journée, fin de périple.
Une fois débordée le cap Elias et la pointe Skino, en poursuivant vers la baie d’Aetos, le calme immuable apparaît « deux pointes avancées, qui dressent face à face leurs falaises abruptes, rejettent au dehors les colères du vent et de la grande houle ; au dedans, les rameurs peuvent abandonner leur vaisseau sans amarre, sitôt qu’ils ont atteint la ligne du mouillage. A la tête du port, un olivier s’éploie… » disait Homère.
Toute île est Ithaque, mais Ithaque un peu plus que les autres. Les moyens de communication sont restreints : pas d’aéroport, pas de liaison maritime directe depuis Athènes, ce qui développe chez les îliens et leurs visiteurs un certain sens de la détermination.
Après un dîner chez le vieil Ierassimo, en pleine ruelle derrière le port, au milieu des scooters et triporteurs, dans la musique de cette langue étrangère et familière à la fois, sous les enseignes « POTA TROPHIMA » l’idée nous vint de nous attacher un peu plus profondément à cette île.
Depuis de nombreuses années, je ramenais de chaque retour de l’île une infime part de terre. Quelques sacs d’ocre rouge que je passais ensuite mes hivers à effriter entre mes doigts. Mais ces quelques kilos, voire dizaines de kilos, passés à la barbe et à l’œil des douaniers me consolaient peu de la douloureuse séparation d’avec l’île.
Protagoras voyait dans l’homme la mesure de toute chose. La solution, toute démesurée était là : ramener une tonne, mille kilos (kilo=mille), intransportable par un homme, de ce sol sur lequel nous marchons et qui produit les végétaux locaux. Constituer une annexe de l’île et la ramener avec nous, à l’image de l’annexe d’un bateau, indispensable pour débarquer, les jambes des petits navires les empêchant de s’approcher trop près du rivage.
Il est difficile d’essayer de faire comprendre une idée déjà saugrenue dans sa langue natale. En langue étrangère, cela s’avère hautement incertain.
En grec, la terre se dit « XOMA », ce qui se prononce comme la ville antique latine. L’étymologie du mot l’apparente à l’humus latin, donc à l’homme. Curieusement l’humour procède d’une autre étymologie.
Ierassimo, personnage souriant et accore a pourtant bien du mal à se faire une idée de notre projet, malgré les démonstrations illustrées que nous pouvons lui présenter : prendre un peu de terre au pied d’une plante, en faire un petit tas sur la chaussée, le multiplier gestuellement pour en faire un tas gros comme ça ! Devant le sourire provoqué, essayer de recommencer d’une façon plus sobre, puis plus démonstrative sans plus de résultat.
Sophia est une jeune femme brune au visage déterminé et souriant à la fois. Elle est chef des pompiers de l’île et règne sur une équipe de virils sapeurs prêts à en découdre avec le feu. Elle connaît tout des techniques d’étouffement, de contournement, d’encerclement, de pièges et sait distribuer la part du feu. Les embrasements étant exceptionnels sur l’île et les sapeurs ne s’occupant que des incendies, l’attente devient un art de vivre. Ce soir elle se ballade en amoureuse avec le gros Bill qui doit rentrer sur le continent et elle se demande s’il est bien l’homme de sa situation. Bill est un routier international et dans ses périodes de rêveries, Sophia s’interroge sur ce qui la pousse dans ces bras-là. Peut-être manque-t-il de flamme?
La jeune femme a vécu en France et manie notre langue d’une façon précise quoique très poétique. Elle aime l’humain dans son ensemble et attend en particulier que quelque chose tombe du ciel.
Elle s’approcha de nous en quête d’aventure, nous voyant visiblement embarrassés par nos tentatives de nous faire entendre et nous apparut comme un ange : « Puis-je vous être utile ? » Rassemblant nos idées ou plutôt notre idée, nous exposâmes avec détermination le contenu de nos gesticulations. « Vous êtes sérieux ? » Notre désappointement à la perspective qu’elle puisse en douter finit de la convaincre. Elle dut éprouver une certaine surprise de nous voir le lendemain frais et dispos et tout aussi déterminés que la veille. Quelques kilomètres en scooter nous menèrent chez le transporteur, homme fruste et circonspect qui écouta Sophia en se roulant une cigarette avec l’air de celui à qui on ne la fait pas. Sans un regard pour nous, qui au fur et à mesure de la conversation devenions de plus en plus transparents il gromela quelques mots pour nous plus étrangers que jamais. La palabre durait, Sophia, persuasive le salua et revint à nous pour annoncer que la partie n’était pas gagnée, mais que en Grèce comme dans les pays du sud, il fallait rester optimistes. Après quelques hésitations, l’homme de l’art revint pour nous proposer un tas de terre qui trônait derrière son hangar et qu’il mettait à notre futile disposition. Nous avions d’autres vues.
La couleur le la terre sur cette île, comme bien des îles en Méditerranée varie entre l’ocre rouge lumineux et le marron foncé. Nous avions effectué des repérages au nord et au sud de l’île pour trouver des parcelles de la terre qui nous convenait ce qui compliquait notre tâche.
Un coup de pelle peut soulever une dizaine de kilos. Il nous en faudrait cent.
Le lendemain nous avions rendez-vous avec les pioches, les pelles, 40 sacs en plastique transparent de 30 kilos. Un jeune albanais de 17 ans, vaillant, mais ne parlant que l’albanais nous accompagnait. Il est intéressant de communiquer sans le support d’une langue un tant soit peu commune. Sur certains terrains, nous nous comprenions. Néanmoins la journée fut rude. Les veines de terre dont la couleur nous convenaient étaient superficielles. Il fallait changer de lieu de prélèvement fréquemment. Notre jeune compagnon avait perçu ce qui nous intéressait et son œil vif nous emmenait vers les coulées à la couleur désirée.
Le soir venu, les petites routes de l’île étaient parsemées de sacs contenant le précieux butin. Deux sacs par-ci, trois sacs par-là. Le camion s’arrêtait et à chaque halte nous chargions la terre sur la plate-forme. Un travail de romain. Certains sacs ne tenaient pas la charge et il fallut repartir à Vathy pour se réapprovisionner en contenants. La pesée d’un sac chez le pharmacien puis sa multiplication par le nombre de récipients nous fit repartir à la recherche d’autre veines. Sur le chemin du retour, la crainte de ne pas atteindre la tonne nous conduisit à nous arrêter au pied d’une imposante maison surplombant la baie et qui arborait un tas de terre à notre convenance. Il n’y a pas d’eau courante sur l’île et devant la villa un camion-citerne sur lequel figurait HYDRO METAPHORES ( littéralement « transport d’eau ») remplissait les réservoirs. Sophia palabrait avec les occupants et pendant que l’eau douce se déversait dans la citerne de la maison, nous chargeâmes la précieuse terre sur notre camion.
Le retour chez le transporteur se fit avec un sentiment du devoir accompli. Nous avions la même couleur que la terre, mais demeurions toujours aussi transparents à ses yeux. La terre fut délicatement disposée dans ses sacs sur deux palettes, puis enrobée d’un film transparent. Nous prîmes des photos, un pied négligemment posé sur les sacs.
La terre serait embarquée par bateau jusqu’à Patras, puis changerait de bateau pour rejoindre le sud de la France d’où un camion nous la livrerait à Bordeaux. Nous avions l’air de trafiquants et notre intermédiaire Sophia discutait âprement les conditions, nous conseillait pour les pourboires à distribuer en fonction des services rendus. Dans le sud, tout se négocie, le commerce est un vecteur de l’amour entre les humains.
Transporter de la terre d’un pays à un autre est condamnable par la législation internationale. La terre constitue l’essence même d’un pays et l’on imagine aisément certains pays tels l’Ordre de Malte, considéré quelques fois comme le plus petit du monde : une villa à Rome, disparaître après quelques passages d’artistes.
Le passage de la douane nous préoccupait. Sophia, une fois encore, résolut la difficulté en prenant le titre d’expéditrice officielle. Il ne restait plus qu’à rentrer chez nous et attendre. Nous quittâmes l’île avec quelques doutes.
Et puis un jour pour nous le monde bascula avec l’arrivée de nos palettes de terre.
Aujourd’hui, une partie de la terre d’Ithaque constitue à Bordeaux sans doute la plus grande collection de cette île jamais rassemblée en un lieu étranger.
Une annexe.