…Baptiste, vient du Bordeaux de Montaigne, de Mauriac et, parmi les plus récents, de Sollers. Mais il est seigneur d'une géographie plus vaste, plus profonde encore : il vient du "midi", celui de Camus, de Giono, de Cézanne, de Braque ; il s'est nourri d'un univers où le soleil ne cesse de se mettre à l'épreuve sur la pierre, la terre, *Evliya Çelebi, 1. 548 (Hammer, 1/2/131)*, l'eau et le sel. Sa sensibilité, son optique, ont été influencées par une lumière d'une douceur incroyable. Les mers où il s'aventure sont là pour prouver qu'il est insaisissable : un navire fantôme, qui recrée à partir de rien le trajet d'Homère, de Jason, de Sinbad, en fendant silencieusement les eaux, nuit et jour, bercé par les joyeux chants des marins. Que le mot "joyeux" ne vous induise pas en erreur, car c'est avec un regard qui n'hésite pas à flanquer son allégresse d'une brise d'arrière-saison, semblable à la "gaya scienza" de Nietzsche attiré par l'aimant du midi, qu'il scrute et dessine tout. Tout ? Au fait, que capte-t-il dans ses toiles, Baptiste, ne capterait-il pas le son du "ney", avant qu'il "n'ait" pu quitter son instrument ? Ses grands tableaux, ses minuscules dessins, ses tout petits textes, tous sont chez Baptiste les projections de la même poetica : une connaissance complexe de la mer. Cette connaissance pourrait peut-être se jauger avant tout dans un musée où les grands peintres maritimes pourraient être alignés : les chefs-d'œuvre de Turner, les "mers orageuses" de Courbet, les traces variables des impressionnistes et du fauvisme, les écumes et les bateaux de Staël... s'il fallait se risquer à établir une anthologie visuelle, il ne fait pas de doute que nous aurions été littéralement trempés devant cet amas de matériel, de quoi remplir des volumes entiers. Malgré tout, je placerais Baptiste au point de passage entre deux salles, entre deux volumes d'une telle exposition, d'une telle anthologie — je m'explique : Il aurait été difficile d'y arriver, même en ayant la volonté de les faire coïncider, heureux hasard, car l'exposition de Baptiste et l'exposition de cartes géographiques, "Aspects de la terre", que nous avons inaugurée il y a un mois, se chevauchent. Certes, loin de moi l'idée de placer sur le même plan la peinture, les tableaux, la carte ou la planche, mais je veux juste rappeler qu'une lecture rétrospective, en restant dans le cadre de l'histoire de l'imagination, peut nous apporter des convergences non négligeables : La cartographie d'aujourd'hui s'avère être un domaine où les données techniques (un large éventail allant des photographies de satellites jusqu'aux études sismiques) assurent des résultats quasi parfaits, où les mesures s'affinent au maximum et où la marge d'erreur est réduite au strict minimum : mais lorsque l'on fait dérouler à l'envers le fil du temps, vers les plus anciens spécimens de cartes que nous connaissons, la vision d'ensemble n'est plus la même : si l'on remonte, pas si loin finalement, il y a cinq ou six cents ans, est-il possible d'éviter de trouver des spécimens où la fiction s'en mêle à tout bout de champ ? Ainsi, dans des cartes qui sont des produits de conditions où l'improvisation visuelle ou manuelle et l'incertain l'emportent sur le certain, la dimension artistique n'est jamais absente, car le prospectif et la créativité ne le sont pas non plus : dans beaucoup de ces cartes, c'est l'imagination qui y fait figure de condition, la confiance et la foi qui se mobilisent, la tentation de la rumeur qui l'emporte. En réalité, nous n'avons aucune bonne raison de ne pas considérer ces cartes d'hier comme des œuvres d'art, certes, avec les critères d'aujourd'hui et non ceux de l'époque. Je considère les peintures de Baptiste comme une branche de surgeons de cette tradition. Pour bien situer l'allusion, il faudrait pouvoir atteindre les textes du Marco Polo de Chklovski ou de Calvino, le "Arthur Gordon Pym" de Poe ou le Piri Reis d'Orhan Duru puis s'avancer vers Stevenson, Defoe, les îles perdues, les océans, les eaux profondes tendues vers l'infini des marins qui s'appliquent à suivre les traces des nuages de Magellan (et je coche au passage la superbe étude de Massignon). Toutes ces ouvertures fantaisistes ne doivent pas nous faire oublier que Baptiste est un artiste d'aujourd'hui. La peinture, le crayon, la couleur, l'écriture... — tout, chez lui, tend à accoster la cohésion plastique, la maturité, avec son univers et son langage expressif propres. En m'appuyant sur ses études de dessin et ses deux livres tissés de textes concis, je remarque que Baptiste préfère se confiner à un minimalisme qui donne une dimension naïve à la complexité du dessin. De peur que ce jugement ne puisse être considéré comme de la démagogie, je le profère en alternant mes regards entre ses dessins et la Mer : lorsque l'on compare l'état paisible, innocent, puéril des eaux et leur état enragé, prêt à vous avaler, dragon, on peut prendre un raccourci pour se rappeler que la même "nature" porte en symbiose deux réalités — et c'est ainsi dans la peinture de Baptiste : des taches foncées sont tapies sous les surfaces devenues pastels, décolorées. Son exposition de Beaubourg, en 1997, intitulée "Empreinte", avait réuni des spécimens étayant que l'Art peut aussi être considéré comme une occupation visant à produire des traces, laisser des traces ou découvrir des traces, autrement dit, de dévoiler les traces ou encore de voiler les traces. Cette tendance apparaît comme une spécificité manifeste de la peinture de Baptiste : lorsque l'écriture de la mer, son alphabet aquatique, ses ponctuations de monticules marins, les grands monologues internes des vagues, leur mélancolie que le vent déchaîne (rappelant parfois l'écriture furibarde, débordante, colérique d'un Céline, d'un Artaud, d'un Thomas Bernhard), se dressent devant le peintre, ils se mesurent à ses tracés et à ses couleurs : Baptiste se place sur le papier, sur la toile, c'est à la fois Noé et Achab qui traversent son visage, on l'entend murmurer à la dérobée : "Et puis, soudain, tout a disparu. Et l'incommensurable linceul de la mer a commencé à agiter ses vagues, comme il le faisait déjà il y a cinq mille ans." (Enis BATUR in « Ballade Insouciante Entre Grands Océans Et Petites Mers"* catalogue d’exposition, Istanbul 2000)