Peut-être une nuit ait rêvé être Ulysse ?
Sans doute une autre nuit, j’ai rêvé mettre mes pas dans les siens.
Et puis un jour, j’ai approché ce rêve de si près qu’il m’en laisse depuis quotidiennement la trace.
Nous nous sommes retrouvés autour de la table d’un carré, dans une errance ensoleillée et maritime. J’avais avec moi l’Odyssée d’Homère traduite par Victor Bérard. Un compagnon sortit une bouteille de rosé de Provence. Nos regards passèrent des longitudes de la carte à ce petit vin frais « mis en bouteille par Victor Bérard ». Epiphanie. Nos regards s’illuminèrent de cette rencontre homonymique. Sans doute les dieux s’expriment-ils ainsi…
Le premier Victor Bérard, archéologue helléniste, s’était appliqué au début de ce siècle à localiser chaque épisode du Retour d’Ulysse en s’appuyant sur les descriptions des portulans et autres instructions nautiques, puis, en explorateur, il avait armé un navire pour confrontation in situ des données recueillies.
Quant au second, après une offrande à Dionysos, nous décidâmes de coller son étiquette sur la première page d’un livre de bord. Nous étions au sud de la France. Nous avons largué les amarres.
Je suis ainsi parti vers le pays des Lestrigons, entre Corse et Sardaigne, puis vers les îles Pontines, îlots à cavernes au pays des Cyclopes ; Polyphème y avait son antre. Le pays de Circé fut laissé à bâbord avant d’atteindre, parmi les îles Éoliennes, le Stromboli : « c’est une île qui flotte ; une côte de bronze, infrangible muraille l’encercle toute entière, une roche polie en pointe vers le ciel »dit Homère. Puis ce fut le passage, mouvementé comme jadis, entre Charrybde et Scylla.
Une autre île, des Phéaciens, afin de rencontrer quelques enfants de Nausicaa et cap sur Ithaque, « nombril des mers » afin de jeter l’ancre à Port Vathy, ancienne Phorkys, « deux pointes avancées, qui dressent face à face leurs falaises abruptes, rejettent au-dehors les colères du vent et de la grande houle ; au-dedans, les rameurs peuvent abandonner leur vaisseau sans amarre, sitôt qu’ils ont atteint la ligne de mouillage. À la tête du port, un olivier s’éploie… » Il y est toujours rendant si proche ce passé si lointain.
Notre bateau n’allait, je pense, pas plus vite que celui d’Ulysse et de ses compagnons, les poissons péchés à la traîne provoquaient, j’imagine, la même joie, les dauphins rencontrés, la même sympathie et les baleines la même crainte respectueuse ? À l’atterrissage, la côte reste toujours mystérieuse.
Mes sentiments, souvent âpres et rugueux ne sont pas trop éloignés de ceux des Achéens et mon âme est souvent partagée entre ceux que j’aime et de nouvelles lignes d’horizon.
J’aime sentir ce passé oublié très proche de moi. Être humain, c’est peut-être cela : se reconnaître. À Ithaque, j’ai fait des empreintes. L’une tirée d’une racine, une autre d’un fétu. Peut-être entre les deux la place de l’homme ? Le peintre s’y est engouffré. J’ai relevé des traces, signes, plans de port ; j’ai noté des pensées et ramassé des terres et de l’eau des mers.
Tous ces matériaux viennent, à marée basse, se sédimenter sur les toiles. C’est dans les filets du temps que les traces se font prendre. Elles se déposent, se recouvrent, s’effacent, s’accumulent, se redessinent en d’autres rêves.